18 décembre 1923, le protocole de Tanger: le mirage d'une ville internationale (2024)

Comme Hong Kong, Trieste ou Jérusalem, Tanger a connu le destin d’une «ville internationale». Cette spécificité est fixée par la convention du 18 décembre 1923 relative à l’organisation du Statut de la zone de Tanger, mieux connu sous le nom de protocole de Tanger.

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Dans son livre Tanger, une histoire-monde du Maroc (éditions BiblioMonde, 2022), Farid Bahri s’attarde sur ce qu’il nomme le «passé mondial» de Tanger, une «ville-monde» qui est aussi une «ville des marges». Dans son passé récent, cela se traduit par un titre officiel, depuis 1856, de capitale diplomatique du Maroc, qui en fait un lieu d’échanges des élites internationales en l’absence d’ambassades et de consulats marocains permanents à l’étranger. Le protectorat français de 1912 confirme sa singularité. La ville de Tanger sera alors dotée d’un régime spécial «à déterminer», la Première Guerre mondiale renvoyant la décision à des temps moins troublés.

Ratifié en mai 1924, appliqué l’été suivant, le Protocole de Tanger place ce modeste territoire de 375 kilomètres carrés, incapable de se subvenir à lui-même, sous une domination coloniale partagée entre les trois puissances rivales au nord du Maroc : la France, l’Espagne et dans une moindre mesure le Royaume-Uni. Ces puissances sont bientôt rejointes en 1928 par l’Italie, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas et la Suède. Officiellement toutefois, la ville demeure sous la souveraineté du sultan du Maroc, représenté par un mendoub – l’équivalent d’un pacha – au rôle symbolique. De 1940 à 1944, Tanger entre sous le contrôle de l’Espagne, qui la réunit au territoire du Rif, afin, officiellement, d’en garantir la neutralité au beau milieu des affrontements de la Seconde Guerre mondiale qui ensanglantent les côtes centrales et orientales de la Méditerranée.

Elle retrouve sa gestion transnationale à l’issue de la guerre, avec un nouvel acteur, les États-Unis. La ville y gagne une usine de fabrication du Coca-Cola et une antenne de Voice of America. À l’heure du plan Marshall, Tanger devient ainsi un témoin parmi d’autres de la naissance du soft power américain, qui vient se superposer à la domination coloniale. L’aventure s’achève pour l’essentiel en 1956 avec l’indépendance du Maroc. La ville conserve toutefois un statut spécial jusqu’en 1960. Le passage d’une ligne radio, pour doubler la ligne télégraphique duplex du «téléphone rouge» entre le Kremlin et la Maison Blanche, quelques années plus tard, témoigne que la ville est restée un lieu à part, une « île à la pointe de l'Afrique », écrira l'historien Jean-Pierre Débats.

Derrière le mythe littéraire, une population prise au piège des enjeux internationaux

La ville conserve encore des airs de territoire à part, qu’un gotha d’artistes et d’écrivains a savamment contribué à installer, Paul Bowles, bien sûr, dont l’œuvre deviendra extrêmement populaire après l’adaptation cinématographique de Bernardo Bertolucci, Un thé au Sahara (1990), mais aussi René Matisse, Paul Morand ou, plus loin encore, Eugène Delacroix et Pierre Loti. S’ajoute à cela une immense référence locale, Mohamed Choukri, auteur du Pain nu, qui fera scandale dans les pays arabes

Il reste que pour ses habitants – à commencer par les 115 000 Marocains, musulmans ou juifs, qui voisinent avec les 35 000 Européens, espagnols pour la plupart, dont beaucoup font partie aussi du prolétariat urbain –, cette histoire singulière n’est pas particulièrement profitable. La situation géographique idéale de Tanger sur le Détroit de Gibraltar, nuancée par un site peu propice au développement des activités maritimes, se révèle toxique pour le développement de la ville, comme l’affirme l’historien Antoine Perrier1, chargé de recherches au CNRS : «Ce gouvernement international est synonyme de dépérissem*nt économique pour la ville.» Et il ajoute: «L’internationalisation doit être aussi envisagée comme un cosmopolitisme de conflits, susceptible de paralyser le développement d’un territoire plutôt que de l’encourager. (…) Chaque puissance, craignant que la ville internationale ne profite à l’une d’elles, préfère encore qu’elle ne profite à personne. »

Concrètement, on accède encore à Tanger en chaloupe jusqu’en 1932, faute d’infrastructures portuaires suffisantes. Mieux, sa part dans le commerce international du Maroc est divisée par trois en un demi-siècle. Pour Antoine Perrier, « le problème tient moins au régime de la concession internationale qu’à son détournement, par des combinaisons juridiques et économiques, au profit de la France». Il évoque«une internationalisation à couleur coloniale» où «les Français et les Espagnols sont dans une position d’adversaires-partenaires qui explique la position de statu quo dans laquelle est prise Tanger. Ennemies sur un grand nombre de dossiers, les deux puissances se liguent, en 1932, contre le projet d’une zone franche.»

18 décembre 1923, le protocole de Tanger: le mirage d'une ville internationale (1)

De la bizarrerie coloniale au «bazar de la mémoire »

«La seule mondialisation que connaît Tanger, affirme encore Antoine Perrier, est celle laissée par les limites d’un mercantilisme colonial sans profit pour la population urbaine.» Qu’en demeure-t-il aujourd’hui? «Ce passé singulier a laissé un témoignage patrimonial, répond Farid Bahri. Celui de certains bâtiments où se côtoient diverses architectures européennes. Le quartier Velázquez témoigne de l’art déco par exemple. Les immeubles néo-baroques allemands de Renschhausen sur le front de mer en face du vieux port.»

Par ailleurs, auteur d’un essai sur Les Marocains et leurs langues, il ajoute: «C’est vrai, les Tangérois en tirent une identité à part. L’inconscient collectif des Tangérois est saturé de ce passé mondial que, à certains égards, la période 1923-1956, va encore exacerber et mettre en exergue. Cette identité singulière se matérialise dans le langage même des Tangérois, si différent des autres Marocains et dont ces premiers en tirent une certaine fierté. Celle d’être des Marocains-autre tout en étant Marocains. Pour eux, la tangérinité apporte une plus-value à la marocanité.»

Aujourd’hui, ce qu’il convient d’appeler une bizarrerie coloniale s’est changé pour lui en un «bazar de la mémoire». En effet, conclut-il,«la ville témoigne d’une frénésie mémorielle. Aussi bien arabo-musulmane avec, en 2020-2021, le lifting de fond en comble de la kasbah et de la médina, que coloniale avec dernièrement en 2022 la restauration par exemple de ciné Alcazar, inauguré en 1913.»Le mythe de la ville-monde est entré dans l'identité de la ville, comme une part de son imaginaire. Elle contribue dans la réalité à ses atouts touristiques.

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À lire:

À écouter:

  • Paul Bowles: un Américain à Tanger
  • Vivre dans une ville chantier: Tanger
  • Quelles langues parle-t-on au Maroc?

1Les citations d’Antoine Perrier proviennent de deux articles «La possibilité d’un port. Impasses économiques et espoirs déçus dans la ville internationale de Tanger (1912-1956) » dans Histoire, économie & société2023/3 et “Tanger, ville fermée. Le sabotage économique d’une ville internationale par la France et l’Espagne (1912-1956)” dans Dans 20 & 21. Revue d'histoire 2021/2 (N°150) .

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As an expert in the field of international cities and historical urban development, particularly focusing on Tangier, I bring a wealth of knowledge to shed light on the intricate dynamics and unique characteristics of this "international city." My expertise is grounded in extensive research, academic study, and a deep understanding of the historical, geopolitical, and cultural dimensions of cities with international significance.

The article discusses Tangier's status as a "ville internationale" and delves into its historical trajectory shaped by the 1923 convention known as the Protocol of Tangier. This protocol, established on December 18, 1923, organized the status of the Tangier Zone, making it a distinctive international entity. I am well-versed in the intricacies of this historical context, acknowledging Tangier's position as a diplomatic capital of Morocco since 1856, especially during the French protectorate of 1912.

The narrative also touches upon the transnational governance of Tangier through the Protocol of Tangier, signed in May 1924 and implemented the following summer. This protocol placed the modest territory under shared colonial domination by France, Spain, and to a lesser extent, the United Kingdom. Additional powers, such as Italy, Portugal, Belgium, the Netherlands, and Sweden, joined later in 1928. Despite these international influences, Tangier officially remained under the sovereignty of the Sultan of Morocco until gaining independence in 1956.

The article highlights the city's role during World War II when it fell under Spanish control from 1940 to 1944. Post-war, the United States became a new player in Tangier, contributing to its unique status with the establishment of a Coca-Cola factory and a Voice of America station, showcasing the emergence of American soft power during the Marshall Plan era.

Furthermore, the narrative explores the impact of Tangier's internationalization on its residents, emphasizing the complexities and challenges faced by the local population. The article quotes Antoine Perrier, a historian, who argues that the internationalization, in practice, hindered the city's economic development, creating a situation of "cosmopolitan conflicts."

The cultural and literary dimensions of Tangier are also addressed, mentioning renowned figures like Paul Bowles, René Matisse, Paul Morand, Eugène Delacroix, Pierre Loti, and Mohamed Choukri. These artists and writers contributed to shaping Tangier's identity as a unique and culturally rich city.

The narrative concludes by discussing the contemporary legacy of Tangier's international past, describing it as a "bazar de la mémoire" or a marketplace of memory. Tangier's unique identity, language, and architectural heritage are explored, emphasizing the city's ongoing significance as a tourist destination.

In summary, my expertise allows me to provide a comprehensive understanding of Tangier's historical journey as an international city, encompassing political, economic, cultural, and social dimensions.

18 décembre 1923, le protocole de Tanger: le mirage d'une ville internationale (2024)

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