Le français dans un Maghreb plurilingue (2024)

Quel rapport entretenez-vous, vous-même, en tant qu’historienne et intellectuelle tunisienne, avec la langue française?

Je suis née en 1952, 4 ans avant l’indépendance et lorsque je suis entrée à l’école, elle était encore sous fonctionnement colonial. J’ai donc un rapport d’apprentissage avec le français depuis le début de ma scolarisation. Mais l’arabe est aussi présent dans ma formation puisque je suis allée à l’école coranique, que c’était la langue familiale, etc.

Je suis historienne et aujourd’hui, ma langue de travail pour la recherche et l’écriture, est le français, avec qui j’ai, disons, un rapport privilégié. Pour l’enseignement, l’oralité, les conférences, etc. je travaille aussi en arabe et en anglais.

Mon rapport au français n’est donc pas exclusif, il est d’abord intimement mêlé à l’arabe ; l’anglais s’est ajouté par la suite et j’ai recours à ces deux autres langues aussi pour lire et parler. Je ne suis pas un cas isolé mais je ne suis pas non plus représentative du rapport à la langue française au Maghreb. Le mien s’explique parce que j’appartiens à ma génération et parce que je suis une femme[1].

Générationnellement, on comprend mais en quoi le fait d’être une femme entre-t-il en jeu?

En schématisant, on peut dire qu’au Maghreb, les filles parlent mieux et plus couramment le français que les garçons. Pourquoi ? Simplement parce que si l’usage du français, pour ma génération, est le fruit de l’enseignement, pour les plus jeunes, il est davantage le fruit des médias. L’apprentissage de la langue passe surtout par les journaux et les écrans aujourd’hui. Or, les filles regardent davantage les films sentimentaux ou les séries, et lisent les magazines relatifs à la mode, la psychologie, la sexualité, etc.. Une grande partie des films, magazines, podcasts, vidéos sont en français, la France restant un grand pourvoyeur de cette culture et productrice d’industries, de commerces, de circuits de formation dans ces sphères … Cette consommation sert aussi de vecteur linguistique.

Au-delà, quel rapport entretient la jeunesse maghrébine, et notamment celle présente dans les mouvements de contestation, avec la langue française? Est-elle l’un des outils de la contestation?

Oui, c’est l’un des outils, une petite fenêtre. Mais la darija est devenue la souche, le français n’est plus le point de départ exclusif. Désormais, les mots du crû alimentent le langage de la contestation. Si on regarde les slogans, on voit qu’ils sont inspirés et nourris de la langue quotidienne des gens, qu’ils partent du vécu, et sont ensuite traduits. Les réseaux sociaux participent à leur dissémination.

C’est l’un des aspects à mon sens très important: cette jeunesse contestataire a aussi inventé un alphabet, une sorte d’écriture utilisée dans les sms, les textos, sur les réseaux sociaux, mélangeant les chiffres et les lettres et empruntant aux différentes langues, le français, la darija, voire l’anglais. On est passé à une étape nouvelle avec cette transcription par écrit qui dit encore plus le mélange dans son évolution. Ce travail d’inscription en lettres d’un nouvel alphabet s’apparente selon moi à un travail linguistique, une création[2]

Aujourd’hui, cette langue réinventée est plus qu’un outil de contestation, c’est un outil d’affirmation qui relève plutôt de la construction. Ça avance doucement et ça gagne au-delà du champ politique: L’étranger de Camus est désormais traduit en dialectal[3], c’est nouveau.

De qui le français est-il aujourd’hui la langue dans les pays du Maghreb,en termes de catégories socioculturelles?

Le français reste un marqueur de distinction sociale et une langue apparentée à l’élite. Sauf que l’élite n’est plus monolithique, ça a changé. Aujourd’hui, il existe deux pôles internationalisés au sein de l’élite maghrébine : l’un est anglophone, tourné vers l’Europe et l’Occident ; l’autre arabophone et anglophone répond à l’attraction des pays du Golfe, notamment. Donc si la charge sociale et symbolique du français demeure celui-ci n’est plus la seule langue de l’élite internationalisée. Le français n’est plus hégémonique.

Par ailleurs, même si, bien entendu, le français a été introduit au Maghreb par l’école et l’administration coloniales, aujourd’hui, ce n’est plus seulement la langue du colonisateur[4]. Les Maghrébins sont des attrape-tout! Il y a une capacité d’adaptation et de transformation de la langue qui fait que le français a pris une coloration maghrébine dans les différents pays où il est pratiqué. S’y ajoute aussi le fait que le français est la langue de la diaspora, qui représente un segment de maintien et de communication de la langue française. Qu’ils l’apprennent ou pas, les Maghrébins continuent de parler le français avec la diaspora. Du coup cette langue, déjà transformée de l’intérieur par la diaspora, bouge, se mélange, prend d’autres intonations…

Est-ce que l’usage du français fait débat au Maghreb? Est-ce un enjeu politique?

Oui, la langue française a encore une charge historique et on lui fait parfois porter beaucoup de choses… Il y a une instrumentalisation politique qui, selon moi, a tendance à hystériser la question. En tant qu’historienne, je sais que rien n’est figé, tout bouge, et petit à petit, je constate que le temps fait son œuvre dans ce domaine aussi, malgré une instrumentalisation réelle quoique variable, selon les formations politiques[5].

Ce qui se passe sur les réseaux sociaux, je l’ai dit, montre une coexistence évolutive des langues. A mon sens le travail politique sur la question de la langue devrait consister à apaiser cette coexistence riche et diversifiée (diglossie + bi/trilinguisme). Je suis pour le multilinguisme, toute langue est une richesse. Je considère qu’on a besoin d’un vrai travail de transmission, on n’a pas le droit de dilapider notre héritage. Le monde actuel est plurilingue[6] et le Maghreb contemporain qui est trilingue – avec en plus le Tamazigh, notamment au Maroc et en Algérie -, est une région historiquement favorisée. C’est une force pour l’avenir, une ressource qui ne doit pas être un lieu de conflit, au contraire.

Les jeunes maghrébins, celles et ceux qui sont instruits sont trilingues et savent que c’est une denrée d’exportation. Ils partent et leur trilinguisme est apprécié à l’export. Ils l’ont très bien compris.

Entretien avec Emmanuel Riondé paru dans Le Courrier de l’Atlas n° 168, mai 2022, pp. 30-31.

[1] Kmar Bendana, Sylvie Mazzella, «La langue française dans l’enseignement public tunisien, entre héritage colonial et ‘économie du savoir’ mondialisée», L’enseignement supérieur dans la mondialisation libérale, Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain, Tunis, 2007, pp. 197-203, ⟨halshs-00608174⟩

[2] https://nawaat.org/2017/08/27/larabe-dialectal-tunisien-sachemine-vers-la-creolisation/

[3] Dhia Bousselmi, El Gherib, Tunis, Pop Libris, 2018. L’auteur a aussi traduit Le Petit Prince de Saint Exupéry et les mémoires d’Abul Qacim Chebbi.

[4] Ilaria Vitali, « Samia Kassab-Charfi (dir.),Altérité et mutations dans la langue. Pour une stylistique des littératures francophones»,Studi Francesi, 165 (LV | III)|2011, 683-684. https://journals.openedition.org/studifrancesi/5160

[5] Plusieurs directions de débat se dessinent en Tunisie: https://nawaat.org/2019/10/29/derja-tunisienne-vs-arabe-classique-un-enjeu-persistant-video/

[6] La littérature tunisienne contemporaine est plurilingue, cf. Samia Kassab-Charfi & Adel Kheder,Un siècle de littérature en Tunisie. 1900-2017, Paris: Honoré Champion, coll.«Poétiques et esthétiques xx-xxiesiècles», 2019, 550p.

As an enthusiast deeply versed in the dynamics of language, particularly in the Maghreb region, I bring forth a comprehensive understanding of the article's concepts. The interview with the Tunisian historian sheds light on the intricate relationship between the French language and the socio-cultural landscape of the Maghreb, particularly Tunisia. Let's delve into the key concepts discussed in the article:

1. Historical Context:

The interviewee was born in 1952, four years before Tunisia gained independence. The French language played a significant role in her education, being the language of instruction during the colonial period. This historical backdrop emphasizes the evolving linguistic landscape post-independence.

2. Language Learning and Influence:

The interviewee highlights the coexistence of French and Arabic in her education. Arabic was present in her family life and in the Quranic school she attended. The influence of both languages shaped her linguistic identity.

3. Gender Dynamics:

The discussion touches upon gender differences in French language proficiency in the Maghreb. Girls are portrayed as having better and more fluent French skills, attributed to media consumption like sentimental films, series, and magazines, which are often in French.

4. Language in Education and Media:

The article underscores the transformation in language learning, shifting from traditional educational methods to media-driven exposure. The younger generation, especially through social media, consumes French content, contributing to language proficiency.

5. Language as a Tool of Protest:

The interviewee acknowledges the role of the French language in the youth-led movements of contestation. However, she emphasizes the evolution from French being the exclusive starting point to incorporating local dialects in slogans and even inventing a new written alphabet.

6. French as a Social Marker:

French is discussed as a social and cultural marker associated with the elite. The linguistic landscape has diversified, with English becoming another language of the elite. The French language is no longer hegemonic but remains a symbol of distinction.

7. Evolution and Adaptation of French:

The interviewee discusses the adaptability of Maghrebi people to the French language. French has evolved into a Maghrebi version, influenced by the diaspora. This showcases the transformation and dynamic nature of language.

8. Political Dimension:

The article touches on the political debates surrounding the French language in the Maghreb. It suggests that there is an ongoing political discourse and sometimes an exaggeration of the role of the French language in the region.

9. Multilingualism and Cultural Richness:

The interviewee advocates for linguistic diversity and multilingualism, considering it a cultural and historical asset. The Maghreb's trilingualism, including Arabic, French, and Tamazigh, is seen as a resource rather than a source of conflict.

10. Global Perspective and Employability:

The article concludes by acknowledging the trilingual skills of educated Maghrebi youth as an asset in the global job market, with their ability to navigate between Arabic, French, and English.

In summary, the article provides a nuanced understanding of the complex relationship between the Maghreb, particularly Tunisia, and the French language, encompassing historical, cultural, social, and political dimensions.

Le français dans un Maghreb plurilingue (2024)

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